Apprendre au XXIème siècle: citoyenneté, complexité et prospective
En Wallonie, la prospective est assurément à l’ordre du jour de cette rentrée 2017-2018. Dans la Cité ardente, avec l’événement conçu par le Forum Innover et Entreprendre de Liège Creative qui, le 2 octobre réunit des entreprises comme Engie et Citius Engineering, des opérateurs comme le GRE et Liège-Métropole, l’Université et l’Institut Destrée pour un événement consacré à la prospective comme outil de transformation dans un contexte de mutations économiques et territoriales [2]. À Charleroi, où l’Université ouverte, l’UMONS et l’Institut Destrée lancent en cette année académique 2017-2018 un certificat d’Université consacré à la prospective opérationnelle [3]. À Namur où le Collège régional de Prospective a, dès le 26 août fait sa rentrée au Cercle de Wallonie par un séminaire consacré à la R&D et aux défis de l’innovation pour l’Europe et pour la Wallonie. À Namur encore, où les travaux prospectifs de la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne ont alimenté la réflexion stratégique de la Cellule de Développement territorial et de la CPDT pour contribuer en cette rentrée à l’élaboration d’un nouveau Schéma de Développement territorial. A Liège, encore, le GRIS (Groupe de Recherche en Intelligence stratégique) à HEC, s’interroge le 4 octobre sur les Lectures du réel et décision, Quelles intelligences pour demain ?, en collaboration avec le Café numérique, l’IWEPS et l’Institut Destrée [4]. Je n’évoquerai pas le Pôle académique Liège-Luxembourg qui, début septembre, a tenu un séminaire au Château de Colonster pour se donner une vision à l’horizon 2030, animé par la dernière spin-off de l’Institut Destrée, Pro Te In. C’est dire si aborder une question comme la recherche portant sur l’enseignement de la prospective chez les jeunes, l’initiative Young Foresight Research, est aujourd’hui essentielle et s’inscrit dans un terreau fertile.
De « bons concepts » et des compétences requises
Citoyenneté, complexité et prospective, que nous évoquons ici, font partie de ces « bons concepts » dont Philippe Meirieu dit qu’ils éclairent notre expérience, permettent de l’organiser, la comprendre, la maîtriser et non ce qui m’impose du dehors d’y renoncer ou complique artificiellement mes problèmes. Un « bon concept », écrit le pédagogue, ne se substitue pas à un savoir antérieur, même s’il bouscule mes représentations : il donne forme à mon expérience, rend la réalité plus saisissable et permet d’agir sur elle [5].
La citoyenneté nous renvoie à la reconnaissance de la participation à une collectivité, à la fois sous la forme d’une qualité juridique assortie de libertés, de droits et de devoirs, d’une part de souveraineté ainsi que d’une légitimité politique. La notion est marquée historiquement, profondément évolutive au point que l’on peut s’interroger avec Dominique Schnapper sur la manière dont il faut la repenser pour qu’elle organise effectivement les comportements collectifs dans des sociétés ouvertes sur le monde, où l’économie joue désormais un rôle prééminent ? [6] La prospective, quant à elle, se veut une démarche d’intelligence collective transdisciplinaire, qui mobilise la longue durée, les temporalités et l’analyse des systèmes complexes pour agir sur le présent et y provoquer des transformations [7]. Quant à la pensée complexe, elle élabore une connaissance multidimensionnelle des systèmes, rend compte de leur incomplétude et de l’incertitude de leur évolution, reconnaît et distingue les inter-rétroactions entre leurs éléments, en renonçant à les isoler les uns des autres, de leur contexte, de leurs antécédents ainsi que de leur devenir [8]. L’analyse de la complexité constitue sans nul doute une assurance contre le simplisme, le prêt-à-porter intellectuel, les grandes certitudes de l’immédiateté, les lieux communs des gourous du numérique qui essaient de nous faire croire que toute intelligence pertinente, demain, ne sera qu’artificielle. Dans une conférence devenue célèbre et tenue à l’UNESCO en 2016, Edgar Morin soulignait que la pensée complexe avait cette vertu de pouvoir tenter de répondre à la crise de la pensée. Ce qui la rend tellement nécessaire disait l’auteur de La Méthode, c’étaient ses quatre capacités, le fait que la pensée complexe était à la fois :
– apte à saisir les relations entre les divers et multiples processus,
– apte à détecter les antagonismes et les complémentarités,
– apte à s’attendre à l’inattendu,
– apte à scruter le probable et l’improbable.
C’est pourquoi, dit Morin, la pensée complexe est devenue aujourd’hui à la fois impérieuse et vitale [9]. Nous ajouterons que ces quatre qualités figurent également parmi celles que nous reconnaissons à la prospective.
C’est assurément André-Yves Portnoff qui avait raison lorsqu’il rappelait, voici déjà presque quinze ans, qu’une révolution, celle de l’intelligence, qu’il avait déjà identifiée vingt ans auparavant avec Thierry Gaudin, précédait et englobait la mutation numérique. Cette révolution de l’intelligence n’était bien sûr pas que technologique, comme ne le sont évidemment pas seulement les transformations actuelles. En fait, la Révolution de l’intelligence interroge et interpelle d’abord nos capacités humaines, nos compétences, notre aptitude à exploiter savoirs et savoir-faire pour obtenir un résultat désiré (…). Ces compétences nous rendent capables de produire de plus en plus de valeur en traitant la masse croissance des informations disponibles. C’est, dit Portnoff, la compétence qui donne valeur à l’information [10]. Certes, il est devenu classique aujourd’hui de distinguer la connaissance du savoir ainsi que de l’information. La première porte sur les capacités cognitives élaborées et mobilisant la créativité que sont les concepts, les méthodes, les théories, etc., toutes ces règles qui ne peuvent pas être codifiées une fois pour toutes ou pour lesquelles l’information ne peut être obtenue ou stockée en vrac. C’est là que l’être humain restera, longtemps encore, supérieur à l’intelligence artificielle. Le savoir s’articule en savoir-être et savoir-faire, s’attachant à la production de connaissances appliquées et de capacités d’apprentissage. Quant à l’information, elle n’est en fait que matière première de la connaissance. Nous devons la soumettre à une critique rigoureuse et méthodique, avant qu’elle ne soit éventuellement valorisée [11]. Les robots pourront nous y aider, mais ici aussi la confiance devra leur être longtemps encore disputée.
Qui pourrait croire un seul instant que les compétences requises au XXIème siècle sont et seront les mêmes que celles qui étaient nécessaires dans les sociétés du passé ? Nul ne doute que ces compétences seront complétées par d’autres. Notre analyse toutefois est que, quelle que soit leur évolution, prospective et pensée complexe resteront des ressources nécessaires pour les futures générations. Les systèmes ont, comme le rappelait heureusement Donella H. Meadows, la propriété d’auto-organisation, la capacité de se développer eux-mêmes, de créer de nouvelles structures, d’apprendre, de se diversifier, et de se complexifier [12].
Enseigner la prospective
La journée d’étude organisée par l’Institut Destrée le 22 septembre 2017 au Conseil économique et social de Wallonie s’inscrit en clôture de la première phase du projet de recherche interuniversitaire sur les nouvelles perspectives de développement de la prospective en Wallonie. Elle porte sur la question de l’acculturation des jeunes à la prospective et sur l’apprentissage des processus et méthodes d’anticipation dans les enseignements secondaire et supérieur [13]. Cette initiative s’inspire et établit des collaborations avec les expériences de même type développées en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Pays-Bas, aux États-Unis et maintenant en France. Des synergies ont été établies tant avec le travail réalisé par Peter Bishop de l’Université de Houston (Texas) ainsi que celui d’Erica Bol en Europe, autour de Teach the Future, dont nous suivons depuis l’origine les initiatives très innovantes. Des passerelles ont également été jetées avec les expériences développées par Michel Lussault, ancien directeur de l’Institut français de l’Éducation, qui a expérimenté un programme de géographie prospective dans trois académies – Lyon, Lille, Aix-Marseille. L’objectif de l’Institut Destrée est d’aboutir à un cadre méthodologique robuste ainsi qu’à des propositions crédibles de mise en œuvre en Communauté française Wallonie-Bruxelles. La recherche s’appuie sur nos expériences précédentes menées avec des jeunes dans le cadre de Wallonie 2020 où, avec ma collègue prospectiviste Pascale Van Doren, nous avions impliqué, dès 2002 et 2003, une classe de l’Institut Félicien Rops de Namur, trois classes de l’Athénée de Soumagne et une classe de l’Institut provincial d’Enseignement technique de Nivelles. A l’initiative d’Engelbert Petre, nous avions poursuivi cette expérience avec la Maison culturelle d’Ath ainsi qu’un dialogue – peu fructueux, il faut bien le reconnaître -, avec la ministre de l’Education nationale de l’époque, Mme Marie Arena. Nous disposions pourtant des projets et bagages Young Foresight britanniques et Jugend denkt Zukunft [14] allemands, que nos collègues Gordon Ollivere (ETC North Sunderland) et Henning Banthien (IFOK Berlin) nous avaient alors transmis. Nous sommes évidemment restés en contact avec eux. La recherche actuelle Wallonia Young Foresight s’appuie aussi sur le travail mené depuis un an par une équipe interdisciplinaire de chercheur-e-s, composée de Chloë Vidal, docteure en Géographie et philosophe, Fabien Moustard, diplômé en Sciences de la Terre et politologue, ainsi que Michaël Van Cutsem, politologue et urbaniste. Ils ont lié des contacts internationaux, notamment sur base de plusieurs relations identifiées dans le cadre de programmes européens menés auparavant par l’Institut Destrée, en particulier ForLearn et la Mutual Learning Platform. Tous ces efforts ont été soutenus par le ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, M. Jean-Claude Marcourt. L’objectif très concret de cette initiative consiste donc à établir une recension des expériences au niveau international, à identifier les acteurs européens ainsi qu’à fonder un réseau de ces acteurs qui reconnaissent la place croissante que peuvent occuper des travaux prospectifs dans le travail des sciences (enseignement ou recherche) tout comme dans la construction de l’action publique. L’ensemble des projets identifiés aura en effet pour dénominateur commun de mettre en exergue l’approche prospective comme pédagogie citoyenne permettant de favoriser l’apprentissage des sciences (territoriales, politiques, sociales). Ce double enjeu, pédagogique (permettre à des jeunes de devenir acteurs de leurs apprentissages et auteurs de leurs savoirs) et éducatif (accompagner les jeunes à devenir des citoyens), appelle une approche pluridisciplinaire et pluriactorielle qui offre une place importante au rôle des humanités et des arts – ainsi, des initiatives telles que celle de la manifestation biennale Nos Futurs, lancée par le Théâtre Nouvelle Génération à Lyon à l’automne 2016, ou celle de l’exposition A Temporary Futures Institute, organisée au Musée d’Art contemporain à Anvers cet été 2017 viennent également nourrir la réflexion.
Pour mener à bien cette tâche, l’Institut Destrée bénéficie, d’une part, de l’appui de trois universités wallonnes, et d’autre part, de l’espace intellectuel que constitue le Collège régional de Prospective de Wallonie, ouvert sur les acteurs économiques, de la recherche, de la fonction publique ainsi que de la société civile. Trois référents universitaires ont accepté de s’impliquer dans l’accompagnement de cette recherche et de contribuer à son caractère interuniversitaire : Giuseppe Pagano, professeur d’Économie, Vice-recteur au Développement institutionnel et régional de l’Université de Mons, Christian de Visscher, professeur ordinaire en Sciences politiques et Management public, président de l’Institut des Sciences politiques de Louvain-Europe, Université catholique de Louvain, Didier Vrancken, professeur de Sociologie, vice-recteur à la Citoyenneté, aux Relations institutionnelles et internationales de l’Université de Liège.
Une trifonctionnalité de la pensée
La journée d’étude du 22 septembre 2017 a été construite de la même manière que celle que nous préconisons dans nos exercices de prospective, c’est-à-dire en mobilisant la trifonctionnalité qui est au cœur du Discours de la méthode créatrice de Thierry Gaudin, elle-même inspirée des travaux de Georges Dumézil. Cette pensée se fonde sur les modalités d’une triple reconnaissance, principe et processus par lequel l’esprit repasse au voisinage d’où il était passé et reconnaît.
1° reconnaissance des choses, où nous dansons autour de l’objet pour déterminer les faits, c’est le pôle de l’existant, du recueil des données, de l’établissement du réel, de l’analyse ;
2° reconnaissance des autres, où nous dansons avec les autres sujets pour délibérer, c’est le pôle de l’interaction, de la délibération qui pousse le chercheur ou l’acteur plus loin dans ses idées et permet la confrontation des points de vue ;
3° reconnaissance de soi, où, par une sorte de retrait, nous dansons avec nous-mêmes, nous conceptualisons : c’est la danse des neurones, écrit Gaudin, les moments de rêve éveillé où parmi les membres d’un noyau, se manifestent les illuminations et se dégagent les concepts structurants. Cette approche trifonctionnelle constitue un outil cognitif puissant [15].
Ainsi, tout notre action s’articule-t-elle d’abord sur l’exposé, l’analyse et la critique des faits, ensuite sur la délibération puis, enfin, sur un effort de conceptualisation.
Nous voulons aussi rappeler les finalités de tous nos efforts. Nous les avions forgées dans toute notre démarche La Wallonie au futur, jusque dans la charte de l’Institut Destrée, révisée la dernière fois en 2013. Ces finalités, nous les avions formulées sous la forme d’un double objectif : une démocratie exemplaire – nous dirions aujourd’hui ouverte – et un meilleur développement, que nous avons précisé comme étant durable. Tel que nous le concevons avec Gro Harlem Brundtland, ce développement est systémique, articule toutes les sphères de la société, s’inscrit dans le long terme et débouche sur l’action concrète. Tel que décrit, ce développement ne pourrait être mieux embrassé que par la prospective.
Philippe Destatte
[1] Ce texte constitue la mise au net de l’ouverture de la journée d’étude Wallonia Young Foresight Research, Apprendre au XXIème siècle : citoyenneté, complexité et prospective, organisée par l’Institut Destrée et le Collège régional de Prospective de Wallonie avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et tenue à Liège au Conseil économique et social de Wallonie le 22 septembre 2017.
[3]https://portail.umons.ac.be/FR/universite/admin/aff_academiques/formationcontinue/formation_par_domaine/sciences_economiques_gestion/Documents%20CU%20en%20prospective/Brochure%20CU%20en%20prospective.pdf
[5] Philippe MEIRIEU, Apprendre, oui, mais comment…, p. 27, Paris, ESF, 24éd., 2016.
[6] Dominique SCHNAPPER, Citoyenneté, dans Encyclopaedia Universalis, t. 5, p. 915-917, Paris, EU, 2002. – D. SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, p. 46sv, Paris, Gallimard, 2014. – Thierry BALZACQ ea, Fondements de science politique, p. 103, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014.
[7] Philippe DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ?, Blog PhD2050, 10 avril 2013.
[8] Edgar MORIN, Introduction à la pensée complexe, p. 11-12, Paris, Seuil, 2005.
[9] Edgar MORIN, Congrès mondial pour la pensée complexe, Paris, UNESCO, 9 décembre 2016.
[10] Pierre-Yves PORTNOFF, Le pari de l’intelligence, Des puces, des souris et des hommes, p. 7, Paris, Futuribles, 2004.
[11] Pierre MUSSO, « Révolution numérique » et « société de la connaissance » dans Ena hors des murs, p. 48, 1er avril 2014.
[12] Donella H. MEADOWS, Thiking in systems, A primer, p. 81, London, Eaethscan, 2009.
[14] Jugend denkt Zukunft https://www.ifok.de/projects/dialogveranstaltungen/jugend-denkt-zukunft
[15] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Entretiens avec François L’Yvonnet, p. 77-79, Gordes, Ose savoir – Le Relié, 2003.